Le marchand de sable

Depuis combien de temps cet homme vivait-il seul avec autant de rage contenue en lui? Il préférait ne pas y penser. Sa vie avait pourtant bien démarré. Il venait de décrocher son emploi en comptabilité. Il ne devait pas avoir beaucoup plus que 27 ou 28 ans. Lorsque la femme de sa vie était tombée enceinte, il s’était rapidement acheté une maison. Il se remémora ces étapes jusqu’au jour où il avait tout perdu. Après être sorti de sa dépression et après des années de séances avec un psychologue qui était d’ailleurs devenu un ami, il avait tout au plus réussi à vivre avec cette réalité. Par contre, il ne l’acceptait toujours pas. Il avait conservé son emploi, avait vendu sa maison et commencé une nouvelle vie dans un condo. Avec le temps, cette nouvelle vie était apparue comme étant inévitable s’il voulait s’en sortir. Il avait tout vendu de son ancienne vie. Il n’allait jamais réussir à oublier sa femme et sa fille de quatre ans de toute façon. Alors, il préférait se débarrasser du plus d’objets possible qui leur avaient appartenu. L’homme avait maintenant 42 ans et il n’allait jamais oublier non plus cet homme d’environ 25 ans qui avait pris, de toute évidence, un malin plaisir à enlever la vie à sa femme et à sa fille. Et dire qu’il n’avait jamais été condamné… Mais tout ça allait bientôt changer.

La plupart du temps, Dan passait beaucoup de ses soirées à écouter des films qu’il louait au club vidéo du coin. Il n’avait presque pas d’amis, à part celui qu’il avait rencontré peu après le début de cet interminable procès qui avait laissé tout le monde sur sa faim. Son psychologue, Gilles, était devenu un de ses plus proches amis. Ils allaient régulièrement siroter des cafés. Il n’avait plus de rendez-vous pour des séances de consultation, mais ils étaient tout de même restés en contact. Rencontrer de nouvelles femmes ne le tentait pas non plus. Pour lui, il allait n’y avoir qu’une seule femme dans sa vie. Il avait rencontré Nathalie à l’université et, à présent, le seul endroit où il pouvait aller la voir était au cimetière. Il n’avait pas envie de la remplacer. Il allait souvent à son club vidéo à pied. Sur le chemin, il passait à travers un terrain de jeux. À coup sûr, lorsqu’il voyait tous ces parents jouer avec leurs jeunes enfants, son cœur se serrait. Le sourire et la joie de vivre de sa petite Amélie lui manquait tellement. La petite qui avait les cheveux blonds comme sa mère n’avait jamais eu d’égal pour réussir à faire éclater de rire son père.

Il n’avait pas envie de se demander depuis combien de temps il souffrait. Les années étaient longues, monotones et se ressemblaient. Il était toujours bien vivant mais, à l’intérieur, si on considérait sa joie de vivre complètement absente, il était mort. Il ne croyait pas que quelque chose un jour puisse vraiment lui remonter le moral. La preuve : il avait récemment obtenu une promotion à son travail. S’étant plutôt renfermé sur lui-même lorsque le drame était survenu, il était beaucoup plus concentré lorsqu’il travaillait et beaucoup plus dans sa bulle. Tout ça faisait en sorte qu’il excellait et était beaucoup plus productif que les autres. Une promotion s’était donc offerte à lui. Il avait passé beaucoup de temps à assister au procès. L’accusé, un jeune étudiant qui habitait toujours chez ses parents au moment des faits, avait attaqué la famille de Dan pour se faire un peu d’argent. La défense avait d’ailleurs su prouver que c’était pour se procurer des stupéfiants. L’attaque avait mal tourné et le jeune homme paniqué avait agi sur un coup de tête avant de s’enfuir. Dan n’avait jamais été capable de l’oublier. Depuis le jour où il avait été déclaré non coupable, faute de preuves, le nom du fautif était gravé dans l’esprit du comptable et depuis plusieurs mois, ce dernier le suivait et l’étudiait. Après une cure de désintoxication, il était de retour sur les bancs d’école pour apprendre un métier et vivait seul dans un deux et demi. Lui aussi semblait assez renfermé sur lui-même. Depuis environ une semaine, tout était prêt. Tout était sur le point de changer. La sentence allait tomber.

Il n’avait pas l’habitude de faire tout ça. Internet lui avait donné une multitude de précieux conseils et il prévoyait les appliquer à la lettre. Habillé tout en noir, lorsqu’il sortit, la fraîcheur de cette nuit de septembre le surprit. Il allait marcher un long moment, mais ça lui était égal. Il se dirigea sans trop hésiter vers le bloc appartement dans lequel le tueur habitait. Le temps passa et il se mit à pleuvoir un peu. L’homme accéléra le pas et se centra sur son objectif. Il s’était écoulé un peu moins d’une heure lorsque la vielle bâtisse en brique industrielle se dressa devant lui. Il devait être environ une heure du matin lorsque l’homme s’engouffra dans le portique du bloc. Il savait que celui qu’il allait voir allait être en train de dormir. Il avait des cours le lendemain matin et avait l’air assez sérieux dans ses démarches scolaires. Plus qu’avant sa désintox, en tout cas. Dan mit de longues minutes pour réussir à déverrouiller la porte lui permettant d’accéder à la cage d’escaliers. Une fois cette étape franchie, il monta lentement et silencieusement les marches jusqu’à l’appartement numéro quatre. Il recommença prudemment la même opération. Enfin, il entra lentement dans ce qui devait être la minuscule cuisine donnant sur le minuscule salon. Il referma la porte sans faire de bruit. La porte de la chambre était entrouverte. Il poussa dessus et vérifia si l’homme semblait endormi. Bien que la réponse semblait négative, il n’en fut pas vraiment affecté. Ne pas avoir à le réveiller lui était égal. La silhouette étendue sur le lit se redressa lentement. Dan sourit lorsqu’il l’entendit lâcher un petit cri de surprise. Il se mit ensuite à avancer. Ce fut l’assassin de la famille de Dan qui ouvrit d’abord la bouche pour briser ce lourd silence.

– Je sais qui tu es. Je te reconnais, mais pitié… j’ai changé… je me suis repris en main. Je ne suis plus le même.

– Alors, tu penses que tu ne mérites pas ce que je vais te faire parce que tu as changé? Théorie intéressante. Tu as demandé à ma femme si elle avait changé avant de lui tirer dans le ventre?

– Je regrette ce que j’ai fait. Chaque nuit, les remords me rongent de l’intérieur. Ça m’empêche de dormir. Jamais je recommencerai. J’ai compris que c’était une erreur. Ne fais pas la même que moi.

– Pauvre toi. Tu as de la difficulté à dormir. C’est drôle. Moi aussi. Je ne sais pas trop comment je vais régler mon problème d’insomnie, mais je crois bien pouvoir régler le tien. En fait, je passe des nuits blanches depuis le jour où tu es entré dans ma vie et je ne suis pas trop certain d’avoir envie d’écouter les conseils d’un gars dans ton genre. Je suis les lois depuis 42 ans et aujourd’hui, je me demande ce que ça m’a apporté de bon. Le jour où tu es entré dans ma vie, j’ai tout perdu et j’ai eu l’impression de mourir.

Lorsque le silence revint, le jeune homme dans son lit avait l’air pétrifié. Il était mort de peur, ça se voyait facilement dans ses yeux. Il savait que le comptable irait jusqu’au bout. Il n’avait plus rien à perdre. Sans dire un mot, Daniel sortit un couteau de ses poches et tira délicatement sur la lame refermée sur le manche pour l’ouvrir. L’étudiant en soudure remarqua que l’homme devant lui portait des gants. Il semblait bien préparé. L’ancien père de famille plongea ses yeux dans ceux de sa victime et lâcha simplement : « Réjouis-toi, pour toi ce soir, le marchand de sable est passé! Je ne crois pas pouvoir dormir, moi, cette nuit! » Puis, d’un coup sec rempli de toute cette rage enfouie en lui depuis des années, le couteau s’enfonça dans le ventre du jeune homme.

Le roi des égoïstes

L’homme, début cinquantaine, se mit à fixer cette tombe. Il faisait très chaud. La canicule qui faisait rage en ce mois de juillet ne démordait pas. D’ailleurs, les occasions où l’homme se promenait en chemise le soir étaient rares. Une veste aurait été intolérable. Sans qu’il s’en rende compte, ses poings se refermèrent. Regarder la tombe de son fils de 25 ans qui était en pleine santé le rendait fou de rage.

Il ne s’était pas présenté aux funérailles. Cela n’avait pas manqué d’offusquer sa femme, la mère de son fils. Pourtant, ça lui était égal. Il avait beau avoir essayé à de nombreuses reprises de comprendre ce qui avait poussé son fils à poser ce geste, il n’y arrivait pas. Il souriait chaque fois que quelqu’un lui disait : « Oui, mais il faut le comprendre, il était dans une passe difficile. » À croire que c’était le seul être humain à vivre une mauvaise période dans sa vie. Comme si lui, il l’avait eu facile. Il avait eu son fils jeune et il avait passé des années à vivre avec très peu d’argent.

Ce qui lui faisait le plus mal, au fond, c’était que son fils, Zack, n’était plus là pour voir la peine qu’il avait créé. Ce n’était pas le machiniste dans la vingtaine qui voyait sa mère, ses deux frères et ses amis pleurer chaque jour. Il avait un peu fermé les livres, sans trop se soucier des conséquences. Gilles, par contre, vivait avec sa femme et il ne l’avait jamais vu autant dévastée. Une des raisons, bien que pour le vieil homme elle n’était pas valable, avait été la rupture de son fils avec sa flamme des dernières années. Il avait eu, la journée même, des nouvelles de cette jeune femme. C’était prévisible, certes, mais elle se sentait responsable. Comment faire autrement? C’est elle qui avait mis fin à la relation. Même si tout le monde savait que c’était la décision qui s’imposait, elle se sentait inévitablement responsable. Aux dernières nouvelles, elle ne dormait plus la nuit, n’allait plus travailler et buvait beaucoup plus qu’à l’habitude, mais Zack n’était pas là pour assister à tout ça.

Les trois amis les plus proches de Zack avaient aussi passé beaucoup de temps, ces derniers jours, à la maison. Ils passaient beaucoup de temps avec la mère du jeune homme. Ils ne réalisaient toujours pas. Tout simplement. Ils avaient tous passé beaucoup de temps avec le machiniste dans les derniers mois. Ils s’étaient tous assurés d’être là pour lui, car tous savaient qu’il vivait un moment difficile. Pourtant, Zack avait préféré faire à sa tête et n’avait pas pensé aux autres. De toute évidence, ses problèmes personnels passaient avant ses amis et sa famille. Ses amis avaient beau essayer de ne pas être affectés, la douleur revenait sans cesse.

Le vieux garagiste aux cheveux grisonnants se mit à lire la gravure dans le marbre. La phrase classique. Des larmes se mirent à couler sur ses joues. Pour la première fois depuis qu’il avait appris la nouvelle, l’homme se mit à pleurer. Comme un enfant. Il avait regardé pleurer un tas de personnes ces jours-ci, mais il n’avait pas encore pleuré la mort de son fils. Il lui en voulait encore trop. Y avait-il vraiment une raison valable pour en arriver là? Y avait-il un seul événement qui puisse arriver dans la vie de quelqu’un pour justifier d’oublier toutes les années à venir? Il n’en croyait rien. L’homme qui avait passé les 23 dernières années dans un garage pleurait son fils, certes, mais il ne lui pardonnerait pas de sitôt. Il n’avait pas inculqué ce genre de valeurs à son fils et ça lui déchirait les entrailles qu’il ait agi de la sorte. Il avait vraiment agi comme le roi des égoïstes. 

La peur des miroirs

Cette fois, il tourna de nouveau à droite, encore vers ce mur. De toute évidence, ce labyrinthe n’avait pas de fin. Le gars se passa une main sur le visage. Sans s’en rendre compte, il essuya les larmes qui coulaient le long de ses joues; il constata que sa barbe était plus longue qu’il pensait. Il était exténué. Il n’en pouvait plus de courir sans cesse. Il n’avait aucune idée de la façon dont il s’était retrouvé ici, mais il détestait cet endroit. C’était comme une immense maison remplie de miroirs. La seule différence flagrante se situait au niveau du plancher : une immense ligne rouge qui parcourait le bas de chaque miroir et qui lui permettait de courir sans entrer en collision avec ceux-ci. Bien que les murs semblaient monter incroyablement haut et qu’il ne distinguait pas de plafond, la chaleur était étouffante.

Il détestait se regarder dans des miroirs. Bien que l’image qu’il projetait était généralement bonne et bien accueillie par les gens, il n’aimait pas ce qu’il voyait. Il courait en ce moment même pour sortir de ce labyrinthe et ne plus distinguer dans la glace celui qui, malgré les efforts qu’il faisait, continuait de se décevoir et de décevoir son entourage. Cette impression le démoralisait et, tranquillement, sans trop s’en rendre compte, son estime de soi s’était mise à en souffrir. Et maintenant, il avait développé une peur des miroirs, simplement parce que lorsqu’il regardait son reflet, il avait cette monstrueuse impression que celui qu’il voyait n’allait jamais être meilleur en ébénisterie, n’allait jamais être bon en cuisine, en plus de sans doute être exécrable s’il se mettait à jouer à un jeu vidéo. Il n’avait jamais été très sociable. Trop gêné. Dans un sens, il détestait être si difficile d’approche. Il aurait beaucoup donné pour avoir de la facilité à aller vers les gens.

Il arrêta. Il ne pleurait plus et se calma un peu. Il ne savait toujours pas comment sortir d’ici, mais il raisonnait comme un enfant, il le savait bien au fond. Il avait de la difficulté à se l’avouer, mais il n’allait rien régler en passant son temps à se plaindre. Il n’y avait pas grand chose à faire mis à part travailler plus fort sur tous ces points que la moyenne. En plus, il voulait être fier de lui et se dire qu’il avait réussi à s’améliorer. Il tourna à sa gauche. Il était dans sa bulle et ne portait pas attention au sol. Il botta quelque chose. Il sursauta et regarda l’objet qu’il avait botté comme un ballon. C’était un très beau modèle de pistolet. Il ne s’y connaissait pas vraiment et n’aurait pas su dire le nom du modèle, mais il le trouvait très beau. Il valait sans doute assez cher. Il le prit délicatement dans ses mains. Lorsqu’il l’ouvrit, il constata qu’une seule balle s’y trouvait. Cela ne l’étonna pas vraiment. Il s’y attendait et il connaissait l’option qui s’offrait à lui. Il referma le pistolet et l’observa longuement. Puis, lentement, il fît un effort pour se regarder dans un de ces affreux miroirs.

Qu’est-ce qui pourrait être le plus décevant pour ses proches dans les prochaines années? De savoir que, devant des difficultés, il avait préféré en finir, et ce, même s’il avait une amie merveilleuse et un grand nombre d’amis? Ou de savoir qu’il s’était relevé les manches et qu’il était retourné travailler dans son domaine, qu’il avait fait des efforts pour devenir sociable et qu’il s’était mis à suivre des cours de cuisine? Peut-être allait-il même devenir respectable dans les jeux vidéos? Pourquoi pas, s’il s’y mettait sérieusement pendant ses temps libres?

Alors seulement, il entendit des pentures grincer. Il se retourna, de nouveau surpris qu’il y ait un son dans cet étrange endroit. Une porte cachée s’était ouverte. Elle était invisible à cause du miroir qui la couvrait complètement, exactement comme tout le reste du mur était couvert. Alors, il comprit. Ce labyrinthe n’avait pas de sortie. Il continuerait de chercher éternellement et on retrouverait un cadavre mort de faim et de soif, on retrouverait un cadavre percé d’une balle, pistolet à la main, ou il raisonnerait intelligemment et il s’en tirerait…

Apprendre à tomber

Pour Karl, 33 ans, les derniers temps n’avaient pas vraiment été faciles. Mais ce n’était pas le genre de personne qu’on avait l’occasion de voir en situation de détresse. L’orgueil chez lui était trop fort. Le problème était peut-être qu’il n’avait pas souvent vécu de grosses épreuves. Pourtant, les causes de sa situation lui importaient peu. À présent, peu de choses lui importaient. Tout avait commencé lorsqu’il avait perdu son emploi dans une très bonne compagnie de graphisme. Après ça, bien que le fait de s’être fait dire non par celle qu’il portait dans son cœur depuis quelques mois avait joué un rôle important, c’était surtout le fait de se résoudre à vendre ce condo qu’il aimait tant qui l’avait jeté par terre. Il avait toujours été assez raisonnable. Le fait d’avoir été élevé dans une famille assez sérieuse avait sans doute aidé. Il avait commencé à boire pendant l’adolescence avec ses amis et, lorsqu’il buvait, il ne conduisait jamais. Lorsqu’il était seul chez lui, tranquille, les fois en un mois où il se débouchait une bière se comptaient sur une seule main.

Pourtant, dans les dernières semaines, les choses avaient changé. Sa consommation solitaire avait presque autant augmenté que les soirées passées avec des amis avaient diminué. Il n’était plus vraiment la même personne. Il doutait qu’une connaissance qu’il aurait pu croiser dans la rue l’aurait reconnu. Bien qu’il avait pris l’habitude de se raser régulièrement dès le début de la vingtaine et qu’il avait toujours eu les cheveux très courts, il avait négligé de faire tout ça dans les dernières semaines. Sans doute parce qu’il n’allait plus travailler. Ce devait être un effet de plus au chômage. Il détestait le chômage, mais pas autant qu’il détestait cet appartement miteux. Même lorsqu’il avait quitté sa ville natale pour étudier ailleurs, il avait eu droit à un plus beau trois et demi que celui-ci. Il buvait sans doute pour oublier qu’il vivait dans cet endroit et pour tenter d’oublier Roxanne qui l’avait repoussé. Il n’avait jamais été très dépendant affectif. Il préférait le célibat. Pourtant, lorsqu’il se mettait en tête qu’il voulait quelque chose, la plupart du temps, il arrivait à ses fins. Il n’était pas souvent tombé en amour dans sa vie. Pourtant, cette fois-ci, il l’avait été, ça ne faisait aucun doute. Tout chez elle l’avait rendu fou. À présent, il avait complètement rompu les ponts. Pourtant, la plupart de ses pensées allaient toujours vers elle. L’effacer de sa mémoire était beaucoup plus ardu qu’il l’aurait cru.

Steve détestait l’hiver. Du plus loin qu’il se rappelait, il l’avait toujours détesté. Évidemment, comme tout le monde, lorsqu’il était enfant, il construisait des forts dans la neige avec ses amis avec qui il passait des journées complètes à jouer à lancer des boules de neige, mais, à part ça, il tenait le froid en profonde horreur depuis des années. Ses parents avaient bien tenu à l’inscrire chez les scouts et il avait participé à plusieurs camps de fins de semaine; ça ne lui avait jamais vraiment donné la piqûre du plein air. Pas pour l’hiver en tout cas. Étant maintenant âgé de 35 ans, il en avait vu passer des hivers! C’était le genre de gars bien rangé. Il avait un peu plus tourné en rond que ses amis à la fin du secondaire, mais avait fini par suivre un cours de métier. Steve s’était rapidement placé dans son domaine et s’était trouvé une blonde qu’il adorait. À présent, il savait qu’il aurait tout sacrifié au monde pour sa fille de quatre ans, Mia, ainsi que pour sa conjointe, Zoé. Le froid de cette soirée de début décembre était assez intense pour qu’il se souvienne à quel point l’hiver allait être long pour lui! Il ne neigeait pas et c’était un de ces froids secs et venteux qui nécessitent tous les efforts du monde pour être endurables. Steve était arrivé à sa destination. Trouver un stationnement n’avait pas été évident. Une fois chose faite, il avait dû marcher un bon quinze minutes avant de se retrouver devant ce bloc aux allures un peu décripites. Depuis combien de temps n’avait il pas parlé à Karl? Beaucoup trop longtemps. Le fait de ne pas avoir eu de ses nouvelles depuis qu’il avait été contraint de vendre son condo l’inquiétait. Il avait détesté marcher dans le froid, mais en avoir le coeur net était une raison qui en valait la peine.

À l’idée de s’engouffrer dans un endroit le moindrement plus chaleureux, Steve se mit à sourire. Enfin! Il tira sur la porte du bloc-appartements pour entrer dans le vestibule où on retrouvait les marches. Pendant quelques secondes, il resta figé devant ces graffitis qui ornaient les murs. C’était la première fois qu’il mettait les pieds dans cet endroit et il venait de comprendre pourquoi Karl ne l’avait jamais invité. Il avait d’ailleurs dû faire preuve de débrouillardise pour trouver l’adresse. Son ami d’enfance avait refusé de la lui donner. Encore là, c’était compréhensible. Steve se mit à se demander si son vieux chum n’avait invité qu’un seul ami dans ce genre d’endroit… En tout cas. Il se mit à gravir les marches. Il nota aussi cette drôle d’odeur qui flottait dans l’air. Devant la porte numéro trois, il dut faire tous les efforts du monde pour faire abstraction des cris étouffés d’une femme qui résonnaient autour de lui. Après une bonne respiration, il reprit son ascension. Dans quel état allait-il retrouver son ami? Il avait hâte que cette peur cesse de peser sur ses épaules. Lorsqu’il arriva enfin devant la porte numéro cinq, il respira longuement encore avant de cogner à la porte.

Karl en était à fixer sa bouteille de Jack sur la table de son salon lorsqu’il sursauta. Il entendait depuis plusieurs heures le bruit faible de la télé qui jouait, mais il ne la regardait même plus. Il n’y portait plus attention. Un autre bruit venait de le surprendre. On venait de cogner. Il ne se souvenait pas d’avoir donné sa nouvelle adresse à quelqu’un qu’il connaissait et encore moins d’avoir invité quelqu’un. Un peu comme s’il était soudain envahi d’une étrange crainte, il se leva lentement et silencieusement et jeta un regard autour de lui. Son appartement était dans un état lamentable. Il ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait fait du ménage. Après avoir débarré sa porte – on n’était jamais assez prudent dans un tel quartier –, il l’ouvrit et tomba face à face avec son meilleur ami. Steve le regarda quelques secondes et, de toute évidence, en perdit ses mots. Tout aussi pétrifié, Karl finit par se passer une main sur le visage pour se souvenir qu’il arborait maintenant une barbe digne d’un hermite. Steve rompit enfin le silence.

– Comment ça va, man? J’peux entrer qu’on jase un peu?

– Oui, oui, bien sûr… regarde pas le ménage… j’attendais pas vraiment quelqu’un…

Soudain étrangement gêné, comme s’il s’adressait à un inconnu, Karl se retourna en laissant la porte ouverte derrière lui. Qu’est-ce que son ami d’enfance allait penser de lui? Il était dans un état encore pire que son logement… Steve referma la porte derrière lui et le suivit. Il prit ensuite place sur le divan à la gauche de Karl.

– Ça a pas été facile pour toi dans les derniers mois, hen?, dit-il avec un regard compatissant.

Karl se mit à fixer le sol pour mieux chercher ses mots. Steve trouva la manette de la télé et la ferma pour mieux entendre ce que son ami allait lui dire.

– T’as déjà eu l’impression que la vie s’acharne sur toi, man? T’as déjà eu l’impression qu’il t’arrive jamais rien de positif? On en n’a jamais beaucoup parlé, mais quand Zoé est tombée enceinte, on n’était pas vraiment encore prêts. Je venais de commencer à travailler dans mon domaine pis même si elle travaillait déjà, elle a dû arrêter. J’étais aisé financièrement parce que j’étais en appart et que j’avais pas prévu déménager si vite avec elle. Mais quand tu déménages un peu vite et que tu vois toutes ces factures se mettre à s’accumuler, tu te mets à paniquer…

– Qu’est-ce que t’as fait?, demanda Steve calmement.

– J’ai décidé de me battre, par amour pour ma blonde. Je me suis mis à travailler comme un fou. Je faisais des 60 heures par semaine. Pis mon nouveau boss a vu que j’étais motivé et quand j’ai eu fini d’avoir fait mes preuves, après un peu moins d’un an, j’ai eu une promotion… Mais comment on s’habitue à prendre des coups durs un après l’autre?

– Tu peux pas apprendre à tomber, man… répondit Steve. Tu peux pas t’habituer à ça… L’important c’est que tu finisses par te relever. À chaque fois. Tu dois devenir indestructible. Peu importe ce que t’affrontes comme coups durs… T’aimes ton appart? Noël s’en vient, là. Tu vas être fier de montrer ton logement à ta famille? Tu vas être fier de te montrer dans cet état-là?

Karl retint les larmes qui lui remplissaient les yeux.

– Tu dois me trouver ridicule…

– Moi j’suis là pour toi. J’m’en fous que tu sois pas rasé, t’as rien à me prouver. Come on, lève-toi. Va te raser pis je vais commencer à ramasser. Tu pourrais aller porter des C.V. demain, si tu veux…