L’homme invisible

Il accéléra le pas et tourna le coin. Ça y était. Enfin. Dans ce corridor, il n’y avait plus de cases, donc plus d’étudiants pour l’attaquer de nouveau. Il était à bout. Au moins, la journée tirait à sa fin. Le problème, c’était qu’il allait sans doute revivre encore une journée similaire demain. Il en était certain et pour cause : pour lui, toutes les journées de l’année scolaire se résumaient à ses mêmes déprimants événements qui se répétaient jour après jour. Il avait beau n’avoir que seize ans, il détestait cette école. Il détestait tous ces professeurs qui faisaient tout leur possible pour le soutenir et l’encourager. Pour lui, tous ces efforts étaient vains, évidemment. Il ne voulait pas que les professeurs l’encouragent à tenir bon. Il voulait que tout cela cesse! Il détestait tout autant ce psychologue que ses parents le forçaient à voir deux fois par semaine. Ils n’avaient rien à se dire. Pourquoi aurait-il eu envie de parler du fait qu’il était attiré vers les autres garçons de l’école avec un pur inconnu? Et surtout, il détestait tous ces élèves qui le martyrisaient jour après jour.

Il en était à sa deuxième année dans cette polyvalente. À son arrivée, bien que personne ne le connaissait, les choses n’avaient pas mis beaucoup de temps à se détériorer. Les rumeurs n’avaient pas eu besoin de beaucoup de temps pour se répandre. Il était maintenant en secondaire quatre et n’avait qu’un véritable ami. Il étudiait dans ce qui l’intéressait, l’informatique, mais les attaques incessantes le démotivaient. Autant il avait été enthousiaste à l’idée de poursuivre son apprentissage dans ce qu’il adorait, autant tout ça avait perdu presque toute son importance à présent. Plus grand chose ne pouvait lui remonter le moral ces temps-ci. Comment allait-il faire pour endurer cela encore plus d’un an?

Celui que tout le monde appelait Fecteau descendit les marches en courant. Il y avait cinq minutes que la cloche avait sonnée et pendant le court laps de temps qu’il avait passé à sa case, ses collègues lui avaient lancé des pointes gratuites. Son but était donc de sortir de l’école le plus vite possible. Il n’avait pas envie d’en endurer plus aujourd’hui. Il n’appréciait pas tant que ça d’être chez ses parents qui se chicanaient souvent, mais au moins personne ne lui lançait des insultes. Lorsqu’il sortit dehors, il soupira de soulagement. Une petite brise lui fouetta le visage et le rafraîchit. Le printemps n’avait pas mis beaucoup de temps à s’installer. On était rendu à la mi-mars et son manteau d’hiver n’était déjà plus nécessaire. Chaque jour, ça devait bien être le moment où il se sentait le mieux. Aucun autre élève n’empruntait ce chemin et son meilleur ami partait en vélo dans une autre direction. Le seul moment dans la journée où il ne s’occupait de personne et faisait le vide, où il pouvait être seul et réfléchir.

Lorsque Fecteau ouvrit la porte le lendemain matin pour entrer dans l’école, il ne put s’empêcher de lâcher un soupir de découragement. Courage, une journée et ensuite la paix pour la fin de semaine! Il marcha d’un pas rapide, il était nerveux. Jetant des coups d’œil partout autour de lui, il prit la direction des casiers. Il n’avait pas envie de se faire insulter dès son entrée. Il avait presque atteint son casier quand l’espoir de s’en tirer sans moqueries le quitta. Il saisit son cadenas et essaya de faire le code, mais il resta immobile malgré lui. Un peu comme s’il avait été hypnotisé. Malheureusement, il le savait, il ne bougeait plus parce qu’il était pratiquement pétrifié. Il avait reconnu cette voix grave l’interpeller. C’était celui qu’il détestait le plus au monde et il n’avait pas la force de l’affronter. Pas en ce moment. Il savait déjà quel était son cours. Sans répondre au gars, Fecteau ramassa tous ses livres et referma la case. Lorsqu’il repartit, il se mit à marcher encore plus rapidement que lorsqu’il était entré. L’autre le suivait et cherchait à le ridiculiser en public.

Malgré les croyances populaires, il n’avait jamais été capable de s’habituer. Les insultes que le gars criait un peu plus loin en arrière, en ce vendredi matin, faisaient aussi mal que la première insulte qu’il avait reçu en septembre de l’année précédente. Il n’en pouvait plus. Bien que tous les gens croyaient qu’à la longue on pouvait s’habituer à se faire insulter, Fecteau n’en avait jamais été capable. Il tourna à droite pour s’engouffrer dans un corridor donnant accès à plusieurs salles de classe. François retint son souffle lorsqu’il vit le gars passer à toute allure. À présent, il avait l’air furieux seulement parce qu’il avait envie de l’insulter et que ça ne semblait pas atteindre Fecteau. Alors, lorsque le gars fut un peu plus loin, François Fecteau se laissa tomber sur le sol et s’adossa sur le mur. Sans crier gare, sa respiration devint plus saccadée et des larmes se mirent à couler le long de ses joues. Il aurait tout donné et tout sacrifié pour devenir l’homme invisible.