Le roi des échecs

Il avait passé la journée à courir dans tout le palais et à régler le plus de dossiers possible. Il n’avait pas vraiment eu le temps de voir les heures passer. Les réunions s’étaient succédées les unes après les autres encore plus rapidement que les heures. Il n’en pouvait plus. La fatigue l’accablait depuis déjà plus d’une heure. Son plus grand plaisir de la journée avait sans aucun doute été cette partie d’échec avec son bras droit, le général de l’armée. Il adorait ce jeu. Bien qu’au départ, le capitaine avait dû lui apprendre tous les rudiments du jeu, avec beaucoup de pratique, il n’avait pas eu trop de misère à s’améliorer et, en moins de deux, le roi de cette belle, grande et prospère cité était aussi devenu le roi des échecs! Ce qui passionnait par-dessus tout le roi Phillipe, c’était d’appliquer des stratégies militaires sur le jeu d’échecs. Pourtant, dans ces moments au cours desquels il se retrouvait de nouveau seul, d’autre chose le préoccupait.

Lorsqu’il jeta un regard par la fenêtre de son immense chambre à coucher, il comprit que le général ne plaisantait pas un peu plus tôt lorsqu’il lui avait parlé d’une pluie torrentielle. Il se massa les tempes en se laissant tomber assis sur le bord de cet immense lit. Parler aussi longtemps de la possibilité d’entrer en guerre avec la cité qui était depuis plus de quinze ans une de leur plus précieuse alliée l’avait assommé. Déjà, dès le départ, recevoir cette menace l’avait profondément déstabilisé. Il avait 48 heures pour prendre une décision. S’il décidait de ne pas céder aux demandes qu’on lui faisait ou si ces personnes n’obtenaient pas de réponse, la guerre allait de nouveau faire rage et, cette fois, avec un ancien allié qui s’était avéré précieux dans le passé. Cette foutue décision semblait impossible à prendre. Le poids du pouvoir n’avait pas été si lourd sur ses épaules depuis bien longtemps. C’était peut-être la vieillesse qui faisait son oeuvre, mais l’homme dans la mi-quarantaine était tout autant dans le néant qu’au début de la réunion qui avait duré presque trois heures avec ses conseillers politiques ainsi qu’avec le général. Chaque fois que le vieux roi Phillipe avait entraîné son pays en guerre, il avait considéré cela comme un manquement à son devoir, lui qui avait juré à son peuple paix, prospérité et une ville où il est bon d’élever une famille.

Lorsqu’un éclair transperça le ciel, la chambre de l’homme fut éclairée environ une seconde. Il se mit alors à penser à la dernière épouse qu’il avait eue. Le sablier du temps continuait à faire son oeuvre et il aurait bientôt besoin d’un successeur digne de ce nom. Malheureusement, il avait toujours à l’esprit le souvenir de la tête de sa magnifique femme du début de la vingtaine qui roulait sur la terre battue, ses beaux cheveux blonds s’emmêlant tout en se salissant presque aussi vite que sa bouche s‘était entrouverte, lui laissant une expression stupide sur son visage complètement détendu. Philipe se repassait souvent cette scène au ralenti intérieurement lorsqu’il n’était pas capable de dormir. C’était, en tout, la troisième qui avait fini comme ça. Simplement parce qu’au terme de la grossesse, elle avait donné naissance à une fille et les vieilles coutumes de la cité étaient claires. Le premier enfant né de l’union de la reine et de son mari devait être un homme, celui qui allait succéder au roi. S’il n’en allait pas ainsi, la femme que le roi avait choisie comme épouse finissait décapitée.

Bientôt, le temps allait vraiment presser. Pour l’instant, c’était un deuxième dossier dans lequel il n’avait pas livré ce qu’on attendait de lui.

Lorsque l’homme aux cheveux grisonnants se mit à bailler, il jugea qu’il avait assez réfléchi pour aujourd’hui et entreprit d’ouvrir les couvertes de son lit. En songeant à nouveau à la dernière partie d’échec qu’il avait jouée, il sourit. Ce jeu le captivait littéralement. De plus, un damier était bien la seule chose dans son royaume avec laquelle il pouvait s’évader complètement de sa fonction incroyablement exigeante. Avec le plaisir qu’il prenait à y jouer, pas étonnant que, rapidement, on s’était mis à l’appeler le roi des échecs. La dernière personne dans tout l’empire à pouvoir se vanter de l’avoir battu était le général de l’armée et la raison allaitde soi : c’est lui qui lui avait enseigné ce jeu au départ.

Au fond, il le savait, il détestait être devenu redoutable aux échecs. La raison était simple. Lorsqu’il repensait à tout ce qu’il avait échoué au cours de sa longue vie, le surnom dont tous ses adversaires à son jeu préféré l’avait affublé avait pour lui un tout autre sens…