Le premier jour de ma vie

Une fois de plus, ma chambre d’hôtel est magnifique. J’ai traversé rapidement la pièce et laissé tomber ma guitare sur le lit pour me rendre directement sur le balcon. Une fois rendu, j’ai sorti une cigarette pour relaxer et profiter de cette vue imprenable. C’était ma première visite à Sydney et sincèrement, j’aurais du venir faire un voyage ici plutôt. Par une soirée comme celle-ci, alors qu’on peut voir toutes les lumières de la ville plongée dans la nuit, ça donne envie de déménager. Bien sûr, lorsqu’on fait la vie de tournée, c’est un sentiment qui nous prend souvent. Surtout lorsqu’on n’a pas d’attaches à notre ville d’origine : aucun enfant à voir grandir, aucune femme à aimer, seulement des parents et une sœur que je vois tout de même plusieurs fois par année.

Aucune femme à aimer… assez ironique de penser à ça. En fait, on peut donner plus qu’un sens au verbe aimer. Être une vedette du rock, célibataire en plus, comporte plusieurs avantages. Encore hier soir, une jeune femme que je n’avais jamais vu de ma vie s’est retrouvée dans mon lit. Ha! Le calme absolu me détend à un point fou. Le seul bruit lointain est celui des klaxons des voitures en bas. J’ai pris une autre bouffée de cigarette en souriant. Les filles… c’est sans doute le point qui me plaît le plus dans mon métier. Après tout, c’était bien une fille qui m’avait fait quitter ma ville natale il y a bien longtemps! En tout cas, ce n’était pas les drogues. Bien que j’en avais essayé quelques-unes au cours de ma première tournée internationale, je me suis vite tanné d’oublier complètement certaines soirées.

Parfois, à la tombée des rideaux, on n’a pas le sentiment d’avoir été incroyable. On se dit que l’on ne s’est pas donné à 110 %. C’est lors de ces soirées qu’on s’en veut. En général, on a envie de redonner aux admirateurs. On a envie de leur en mettre plein la vue. Ce soir, par contre, j’ai vraiment été à la hauteur. L’ambiance était électrisante et la foule avait été complètement déchaînée et plus bruillante qu’a l’habitude. Tout le groupe était en forme et le résultat a été très réussi.On a même rallongé le setlist de quelques chansons lors du rappel. Et ce soir, j’ai eu envie de me retrouver seul avec moi-même. J’adore les membres de mon groupe. En fait, on se connait depuis le début du secondaire. Par contre, être avec des gens presque 24 h sur 24 est parfois exigeant mentalement. Ce soir, j’ai même repoussé les quelques filles qui avaient tenté de me suivre. Je laisse glisser la cigarette de mes doigts et la regarde quelques instants tomber dans le vide. Puis, je me dirige vers le petit réfrigérateur pour voir si la seule demande que je fais aux hôtels a été respectée. J’ouvre la porte et me met à sourire alors que je m’empare d’une bonne bière froide. Les douze bouteilles de la caisse ont été placées là comme convenu.

Je n’ai jamais oublié le premier concert que j’ai donné avec mon groupe. J’avais réussi à organiser un concert gratuit en association avec la maison des jeunes de mon quartier. Je me souviens que j’y avais investi beaucoup d’énergie et d’efforts et que j’avais été déçu de voir le peu de gens présents. Par contre, aujourd’hui, j’y repense avec le sourire. À l’époque, même si je commençais à composer, on jouait de grands succès, histoire de faire plaisir à l’assistance. Dès que j’ai joué les premiers accords sur ma vieille guitare et que les quelques spectateurs présents se sont mis à m’encourager, cette sensation indescriptible m’a envahi et j’ai su ce que je voulais faire de ma vie. Ce jour-là a été le premier jour de ma vie.

Le Funambule

L’homme se mit à fixer ses mains. Il ne pouvait les empêcher de trembler. Ça le frustrait. Ne pas pouvoir contrôler son stress, pour lui, avait quelque chose d’insultant. Pourtant, il se conaissait bien. Il savait très bien que, chaque fois, c’était la même chose. Pourtant, il avait fait ses preuves à plusieurs reprises. Le spectacle qu’il offrait était parmi les meilleurs. Pourtant, chaque fois, la même question revenait. Allait-il être à la hauteur? Fait ironique, il était funambule.

Chaque fois que le moment d’embarquer sur le fil et d’impressionner arrivait, il passait par là. Mais cette fois, c’était différent. Cette fois, il prenait conscience qu’il devait être à la hauteur dans plusieurs aspects de sa vie. Sinon, il allait décevoir beaucoup de gens. Et la peur de décevoir le hantait et le mangeait de l’intérieur. Ça y était. La foule en bas l’attendait. Il se passa la main dans le visage, ferma les yeux et respira lentement. Il saisit sa longue barre de bois et mit un pied à travers la fenêtre et le posa sur ce cable de fer. Décevoir… le mot qu’il redoutait. Surtout depuis la veille. Il s’était assis à la table de la cuisine avec sa femme. Et là, elle lui avait dit. Cette fois, il n’y aurait plus de seconde chance. Il lui en restait une. Cette fois, il devait réellement surmonter son problème d’alcool. Cette fois, c’était différent. C’était sa dernière chance pour une bien simple raison: sa femme attendait leur premier enfant. S’il restait alcoolique, elle allait partir.

Au moins, ce qui faisait que c’était sa dernière chance était, par le fait même, une incroyable motivation. C’est vrai, après tout. Ne pas être à la hauteur pour son fils le pétrifiait. Carrément. Et qu’est-ce que son fils allait pouvoir tirer d’un simple père alcoolique? Oui. C’était un très bon funambule. Un des meilleurs. Assez pour qu’il gagne très bien sa vie en faisant ça. Mais avoir ce genre de vice, était-ce vraiment l’exemple qu’il allait donner à son fils? Que de boire régulièrement une trop grande quantité d’alcool était normal? Du haut de son fil d’acier, il entendit soudain les gens pousser un cri de surprise. Il revint à la réalité et se rendit compte qu’il avait fait un faux mouvement. Non. Il se recentra sur le fil. Il n’avait pas le droit à l’erreur. La plus petite pourrait lui être fatale. Un peu plus sur les nerfs, le front ruissellant de sueur, il se remit à progresser. Il en était à la moitié. Il devait être à la hauteur. Ce n’était sans doute pas la chose à faire, mais il ne put s’en empêcher. Le vent lui fouetta le visage et il vit bouger ses cheveux lorsqu’il regarda sous lui. La hauteur était impressionante. C’était maintenant un silence de mort qui reignait et l’ambiance était des plus lourdes. Il continua de progresser lentement en contrôlant sa respiration, mais porta quand même attention à son auditoire. De cette distance, il ne distinguait qu’un regroupement de petits points flous et lointains.

Comme chaque fois qu’il se prêtait à ce jeu, il avait perdu la notion du temps. À la seconde où son premier pied s’était posé sur le mince chemin d’acier. Combien de temps s’était -il écoulé? Il n’en avait pas la moindre idée. Par contre, il savait qu’il avait réussi une fois de plus et que ça avait passé à la vitesse de l’éclair. Il posa son pied droit dans le cadre de l’énorme fenêtre de la seconde bâtisse. Lachant son bâton de sa main gauche, il posa celle-ci sur ce même cadre à la hauteur de son épaule. Enfin, il entendit les spectateurs qui se mirent à applaudir lorsqu’il s’engouffra complêtement dans la fenêtre. Aujourd’hui, avoir été à la hauteur pour réussir son numéro ne l’avait pas inquiété. Du haut de ses 37 ans, il en avait l’habitude. Ne pas décevoir tous ces gens en bas l’importait, certes, mais il y avait surtout une seconde préucupation. Plus… importante. Être à la hauteur… Autant pour tous ces gens en bas, autant pour la femme merveilleuse qu’il avait épousé et autant pour son fils qui était en route : il le devait. Et pour se prouver qu’il pourrait, au moins une fois dans sa vie, être réellement fier de lui. Pouvoir se dire qu’il avait réussi à se débarasser de ce maudit vice. Oui. Par dessus tout, il devait être à la hauteur.

Zéro

Il s’était rarement regardé comme ça dans le miroir. Grâce à celui-ci, il regarda de nouveau ses yeux qui brillaient d’une incroyable détermination. Ces mêmes yeux bruns qui semblaient assortis avec ses cheveux châtins avaient changé depuis quelques jours déjà. Environ au même moment où il avait décidé que tout était terminé. Non, c’était bel et bien la première fois que, comme lui dans ce miroir, les gens pouvaient lire cette volonté et cette détermination dans son visage. Le moindre que l’on pouvait dire, c’était « mieux vaut tard que jamais! » Après tout, Marc allait bientôt avoir trente ans.

Avait-elle quelque chose à voir dans cette décision? Sans doute. Il sortit le rasoir qu’il avait acheté la veille à la pharmacie. Du plus loin qu’il se souvenait, il n’avait jamais eu la tête rasée. Il avait toujours gardé ses cheveux à une bonne longueur. L’effet allait probablement surprendre, mais ça lui importait peu. Le plus important pour lui était de ne pas être reconnu dans la rue. C’est ce qu’il se répéta chaque fois qu’il vit une épaisse mèche de cheveux tomber dans son lavabo. Un peu absent, il continua de fixer ses cheveux tomber alors qu’une de ses mains tenait le rasoir qui passait sur toute la surface de son crâne. Rapidement, le rasoir eut terminé et Marc se dévisagea un long moment dans le miroir. À présent, il ne pouvait plus reculer, ça c’était certain.

Même rendu à son âge, il n’avait pas grand chose. Il faut dire qu’éventuellement, il prévoyait partir avec elle, alors il avait arrêté d’acheter des meubles. Arrêter de penser à tout ça semblait vraiment impossible. Il fit le tour de son studio et fit rapidement le tri de ce dont il avait absolument besoin, de ce qui allait lui manquer et de ce qui lui était égal de laisser. Au fond, il le savait, c’était cet endroit qui allait vraiment lui manquer. Il retourna près de son lit avec son plus gros sac à dos. Par-dessus son couvre-lit, il avait déjà placé le linge qu’il apportait. Rapidement, il choisissa ce qui apparaissait le plus logique d’apporter et abandonna le reste. Il soupira alors qu’il retraversait pour une des dernières fois le petit logement glauque. Il retourna dans la salle de bain et fourra dans son sac sa brosse à dents, du dentifrice et du savon. Pour la septième fois aujourd’hui, il sentit des larmes couler le long de ses joues. Ignorant la tristesse qui l’envahissait, il entreprit de nettoyer l’évier et de jeter tous ses cheveux dans la toilette. Il n’était pas stupide. Des recherches auraient bientôt lieu ici. Ne désirant pas vraiment être retrouvé de sitôt, il n’allait tout de même pas laisser de cruciaux indices dans son appartement. Après quelques secondes d’hésitation, il fourra aussi le rasoir dans son sac. Pas parce qu’il avait l’intention de se raser fréquemment la tête et la barbe, mais plutôt pour s’en débarasser de façon plus subtile. Enfin. Ça y était. Il referma son sac et opta finalement pour prendre le temps de revenir à lui avant de quitter une fois pour toutes cet endroit.

Il prit de longues minutes pour se rincer le visage et reprendre son souffle. Il alla ensuite s’assoir sur son divan et regarder son celullaire, ses clés et son portefeuille qu’il avait déja abandonnés sur la petite table d’appoint à droite du fauteuil. Il aurait beaucoup trop facilité la tâche des enquêteurs s’il avait décidé de partir avec toutes ses cartes. Il aurait rapidement été retracé grâce à ses opérations banquaires. La veille, avant d’aller s’acheter de nouveaux vêtements sombres, il s’était donc rendu au guichet le plus proche pour retirer toutes ses économies. Marc n’allait donc même pas apporter ses pièces d’identité.

Résolu, l’homme enfila enfin son chandail à capuchon vert foncé et s’empara de son sac à dos pour le mettre sur son dos. Habitué à avoir l’air d’un politicien lorsqu’il travaille dans son bureau d’architecte, il serait dur pour ses proches de le reconnaître avec cette barbe de quelques jours, ces vêtements et dépourvu de cheveux. Pour une dernière fois, il balaya du regard son petit chez-soi qu’il laissait aujourd’hui derrière lui. Le coeur serré, il jeta pour une dernière fois un coup d’oeil à ce cadre de Seether qui ornait son salon, il regarda une dernière fois ces murs dont la partie inférieure était recouverte de lambris. Il vérifia enfin que l’argent était toujours au creux de ses poches. Sentant la liasse de billets dans sa main, il sortit enfin, en prenant bien soin de fermer les rideaux derrière lui et de bien barrer la porte avec la clé dissimulée sous une marche. Sortant en trombe, il s’arrêta net devant la voiture qu’il avait achetée quelques mois plus tôt. Il trouvait toujours que c’était une belle voiture et un bon achat. Pourtant, il allait la laisser derrière lui avec tout le reste et disparaître. C’était ce qu’il voulait après tout. Disparaître. Oui. C’était la bonne solution. La nuit était jeune. Il ne devait même pas être encore 23 heures. Il faisait beaucoup moins froid que les derniers jours. À travers le brouillard de ce temps humide, il contempla la lune. Cette pleine lune magnifique allait-elle le guider? Il ne se fiait pas trop sur ça. Alors qu’il commençait à marcher dans ce début de nuit de septembre, Marc s’arrêta devant une bouche d’égout. Se penchant, il regarda la clé qu’il avait prise sous les marches pour barrer la porte une dernière fois. Puis, il la lâcha et la regarda disparaître dans une des ouvertures de la structure de fonte. Il se releva et continua sa route sans se retourner. Ce soir, le temps était venu de recommencer tout à zéro.

L’encrier

L’homme cligna des yeux alors que sa voiture venait de s’engager dans la rue où se trouvait son travail. Il n’était toujours pas réveillé à 100 %. La bâtisse grise aux airs commerciaux semblait bien s’emboîter dans ce paysage de début avril. La brume qui s’était installée au cours de la nuit semblait maintenant en harmonie avec le temps plutôt grisonnant. Fraîchement rasé et bien confiant au volant de son pick-up assez récent, l’homme de 26 ans prit une gorgée de café dans son thermos. Pour la plupart des mortels, commencer son quart de travail à 4 h du matin était quelque chose d’inconcevable. Pourtant, dans son métier, c’était monnaie courante!

Il cligna des yeux en rentrant dans l’immense local, tellement la lumière était intense. Les deux grosses presses Heidelberg faisaient assez de bruit pour obliger les différents employés à crier pour se comprendre. La plus vielle, celle avec laquelle Nickolas travaillait, était la plus bruyante. Il était en avance d’environ dix minutes. Après être allé porter sa boite à lunch, il alla poinçonner pour ensuite rejoindre le pressier qu’il allait remplacer. Son margeur devait aussi arriver sous peu. Il regarda la lecture du densitomètre qu’Alain venait de prendre. Tout avait l’air sous contrôle. Il vérifia ensuite que tous les contrats à venir étaient en process, donc en quatre couleurs, et remit de l’encre dans tous les encriers.

Déjà 14 h. La journée avait passé en coup de vent. État donné que son margeur n’était finalement jamais arrivé, Nickolas n’avait pas vraiment arrêté, considérant qu’il pilait du papier chaque fois qu’il en avait l’occasion. Encore deux heures à faire. Constatant que c’était déjà jeudi et qu’il travaillait en temps supplémentaire, il n’avait aucun problème à continuer encore deux heures. De toute façon, il s’était tellement couché tôt qu’il lui restait encore beaucoup d’énergie. Alors que la presse roulait, il appuya sur un bouton pour en sortir une feuille. Aussitôt qu’il la vit, il arrêta la machine. Il se souvenait d’avoir augmenté l’encre partout. Pourtant, l’image devenait de plus en plus pâle. Laissant tomber la feuille dans un bac de récupération, il monta sur le marche-pied pour faire le tour des unités. Il constata rapidement que deux encriers étaient déjà vides.

Après avoir refermé la porte du réfrigérateur, il ouvrit sa bière d’un geste brusque. Tout en lançant le caps sur le comptoir, il se mit à marcher vers la petite pièce qui, il y a quelque mois à peine, était devenue la chambre du bébé. Il s’adossa sur le cadre de la porte et se mit à regarder son fils de six mois qui dormait profondément dans son petit lit. Pour rien au monde, il n’aurait voulu échanger sa vie. Il n’était pas riche, mais l’argent ne l’intéressait pas tant que ça. Depuis maintenant deux ans, lui et sa blonde possédait cette magnifique maison et il avait maintenant le bonheur d’être père. En plus, il avait la blonde la plus belle, la plus merveilleuse et la plus intelligente qu’il pouvait rêver d’avoir. Continuant sa route dans le couloir de son humble demeure, il entra dans une autre pièce. Prenant place sur sa chaise, il commença par déposer sa bière. Enfin, son moment favori de la journée était arrivé : il allait écrire un peu. Il prit la plume déposée sur le beau bureau de bois qu’il gardait depuis des années et la trempa dans l’encre noire de son encrier favori.

Le roi des hypocrites

Le gars se retourna et se mit à regarder dans les yeux celle qu’il avait épousée. Les deux se fixaient. Pendant environ une minute, le temps s’arrêta. L’homme de 31 ans cessa de réfléchir et sa femme de 35 ans plongea ses yeux dans les siens. Elle ouvrit finalement la bouche en lui passant le dos de la main sur le visage. Lorsqu’elle lui sourit en lui disant qu’elle l’aimait, il répondit que lui aussi et lui rendit ce magnifique sourire. Après quoi, lorsqu’il ferma les yeux, il se mit à penser à cette autre fille…

Cela faisait déjà cinq ans qu’il était marié avec sa femme et il l’aimait. Il en était convaincu. Pourtant, il y a quelques mois, cette jeune femme célibataire avait été engagée au bureau où il travaille et il s’était mis à la fréquenter avec ses amis. Au début, il ne se rendait pas trop compte de ce qu’il faisait et ne mesurait pas trop les conséquences. Pourtant, au cours des derniers mois, il le savait bien, il avait franchi la limite. Et à plusieurs reprises. En bout de ligne, la faute lui revenait, il le savait, mais certainement que le fait de passer de moins en moins de temps avec sa femme avait aggravé les choses. Ou serait-ce cette communication de moins en moins présente dans son couple?

La femme de 35 ans bailla lorsqu’elle embarqua dans son véhicule. Seul dans ce stationnement souterrain, elle ferma les yeux et se mit à réfléchir. En somme, elle avait été assez chanceuse. Elle avait un emploi qu’elle adorait, avait déjà une maison et, par- dessus le marché, elle avait un mari dont les défauts étaient plutôt rares. Elle l’adorait. Ils s’étaient connus à l’université et ça avait tout de suite cliqué. L’amitié s’était rapidement changée en amour et ils s’étaient fréquentés pendant cinq ans avant de se marier et d’acheter une maison. À présent que tout était parfait et que tous les deux avaient un emploi stable et deux véhicules, ils commençaient même à penser aux enfants.

Geneviève se mit à sourire. Que pouvait-elle espérer de plus? Elle replaça ses longs cheveux noirs lisses et démarra le moteur. C’était vraiment une belle journée d’été chaude et ensoleillée. Plus tôt dans la matinée, elle avait eu peur quand son patron l’avait demandée dans son bureau. Elle y était tout de même allée et avait été ravie d’apprendre qu’elle figurait dans la liste des candidats pour un poste plus important qui venait de se libérer. Quelle belle journée c’était! En plus, elle finissait de travailler plus tôt que prévu. Comment cette journée pourrait-elle encore plus s’embellir?

Elle tourna encore à droite en replaçant ses lunettes de soleil. Elle roulait maintenant dans sa rue et apercevait sa maison au loin. Et d’où elle était, elle apercevait aussi… ce jeep sortir de son entrée avec une femme d’environ la mi-vingtaine au volant… Mais qu’est-ce que ça voulait dire? Geneviève se mit à voir noir et cessa de réfléchir. Elle écrasa la pédale et fonça jusqu’à son entrée. Elle avait croisé l’autre femme en auto, mais l’avait ignorée. Elle tourna dans son entrée et immobilisa sa Chevrolet en faisant crisser les pneus. Elle sortit et ouvrit la porte d’entrée… et y découvrit la vrai nature de son mari.

La vérité ne fut pas vraiment longue à lui sauter au visage. L’homme qu’elle avait pris comme époux venait de toute évidence de se lever et en était à rattacher sa ceinture et à replacer ses cheveux. Il avait des yeux minuscules et sa chemise était toujours sur le sol… Maintenant qu’elle était en larmes et que Charles la regardait bêtement, complètement figé avec cette expression stupide sur le visage, elle découvrait sa vrai nature. Incroyable! Depuis tout ce temps, cet homme n’était rien d’autre que le roi des hypocrites.

Le roi des échecs

Il avait passé la journée à courir dans tout le palais et à régler le plus de dossiers possible. Il n’avait pas vraiment eu le temps de voir les heures passer. Les réunions s’étaient succédées les unes après les autres encore plus rapidement que les heures. Il n’en pouvait plus. La fatigue l’accablait depuis déjà plus d’une heure. Son plus grand plaisir de la journée avait sans aucun doute été cette partie d’échec avec son bras droit, le général de l’armée. Il adorait ce jeu. Bien qu’au départ, le capitaine avait dû lui apprendre tous les rudiments du jeu, avec beaucoup de pratique, il n’avait pas eu trop de misère à s’améliorer et, en moins de deux, le roi de cette belle, grande et prospère cité était aussi devenu le roi des échecs! Ce qui passionnait par-dessus tout le roi Phillipe, c’était d’appliquer des stratégies militaires sur le jeu d’échecs. Pourtant, dans ces moments au cours desquels il se retrouvait de nouveau seul, d’autre chose le préoccupait.

Lorsqu’il jeta un regard par la fenêtre de son immense chambre à coucher, il comprit que le général ne plaisantait pas un peu plus tôt lorsqu’il lui avait parlé d’une pluie torrentielle. Il se massa les tempes en se laissant tomber assis sur le bord de cet immense lit. Parler aussi longtemps de la possibilité d’entrer en guerre avec la cité qui était depuis plus de quinze ans une de leur plus précieuse alliée l’avait assommé. Déjà, dès le départ, recevoir cette menace l’avait profondément déstabilisé. Il avait 48 heures pour prendre une décision. S’il décidait de ne pas céder aux demandes qu’on lui faisait ou si ces personnes n’obtenaient pas de réponse, la guerre allait de nouveau faire rage et, cette fois, avec un ancien allié qui s’était avéré précieux dans le passé. Cette foutue décision semblait impossible à prendre. Le poids du pouvoir n’avait pas été si lourd sur ses épaules depuis bien longtemps. C’était peut-être la vieillesse qui faisait son oeuvre, mais l’homme dans la mi-quarantaine était tout autant dans le néant qu’au début de la réunion qui avait duré presque trois heures avec ses conseillers politiques ainsi qu’avec le général. Chaque fois que le vieux roi Phillipe avait entraîné son pays en guerre, il avait considéré cela comme un manquement à son devoir, lui qui avait juré à son peuple paix, prospérité et une ville où il est bon d’élever une famille.

Lorsqu’un éclair transperça le ciel, la chambre de l’homme fut éclairée environ une seconde. Il se mit alors à penser à la dernière épouse qu’il avait eue. Le sablier du temps continuait à faire son oeuvre et il aurait bientôt besoin d’un successeur digne de ce nom. Malheureusement, il avait toujours à l’esprit le souvenir de la tête de sa magnifique femme du début de la vingtaine qui roulait sur la terre battue, ses beaux cheveux blonds s’emmêlant tout en se salissant presque aussi vite que sa bouche s‘était entrouverte, lui laissant une expression stupide sur son visage complètement détendu. Philipe se repassait souvent cette scène au ralenti intérieurement lorsqu’il n’était pas capable de dormir. C’était, en tout, la troisième qui avait fini comme ça. Simplement parce qu’au terme de la grossesse, elle avait donné naissance à une fille et les vieilles coutumes de la cité étaient claires. Le premier enfant né de l’union de la reine et de son mari devait être un homme, celui qui allait succéder au roi. S’il n’en allait pas ainsi, la femme que le roi avait choisie comme épouse finissait décapitée.

Bientôt, le temps allait vraiment presser. Pour l’instant, c’était un deuxième dossier dans lequel il n’avait pas livré ce qu’on attendait de lui.

Lorsque l’homme aux cheveux grisonnants se mit à bailler, il jugea qu’il avait assez réfléchi pour aujourd’hui et entreprit d’ouvrir les couvertes de son lit. En songeant à nouveau à la dernière partie d’échec qu’il avait jouée, il sourit. Ce jeu le captivait littéralement. De plus, un damier était bien la seule chose dans son royaume avec laquelle il pouvait s’évader complètement de sa fonction incroyablement exigeante. Avec le plaisir qu’il prenait à y jouer, pas étonnant que, rapidement, on s’était mis à l’appeler le roi des échecs. La dernière personne dans tout l’empire à pouvoir se vanter de l’avoir battu était le général de l’armée et la raison allaitde soi : c’est lui qui lui avait enseigné ce jeu au départ.

Au fond, il le savait, il détestait être devenu redoutable aux échecs. La raison était simple. Lorsqu’il repensait à tout ce qu’il avait échoué au cours de sa longue vie, le surnom dont tous ses adversaires à son jeu préféré l’avait affublé avait pour lui un tout autre sens…

Les pieds dans le vide

Il neigeait à plein ciel lorsque le gars jeta un premier coup d’oeil dans l’énorme vide auquel il faisait face. Il avait besoin de se vider la tête, de réfléchir, de se concentrer pour pouvoir mieux faire la part des choses. L’énorme cigare qu’il fumait le détendait. Il avait marché un long moment dans la forêt. Ses souliers, ses vêtements, ses lunettes ainsi que ses cheveux étaient détrempés. Il inspira une fois de plus le cigare et émit un long soupir. Vue d’ici, sa ville était magnifique. Le gars de presque 22 ans se mit à contempler tous ces gratte-ciels et toutes ces lumières. Par-dessus tout, c’était son endroit préféré. Il s’y était rendu moins souvent au cours de la dernière année, faute de temps, mais il le regrettait. Les rares bruits qu’on pouvait entendre étaient les moteurs lointains des voitures… Parfait… La tranquilité…. Tout ce dont il avait besoin. Il faisait environ moins dix degrés et il était détrempé de la tête aux pieds, mais il était content de se retrouver avec lui-même.

Pour la deuxième fois, l’homme se risqua à regarder au bas de la falaise. Elle était énorme. Au moins une cinquantaine de pieds. Il ne se posait même pas la question. La chute serait de toute évidence mortelle. Par chance, il n’avait aucune envie suicidaire pour l’instant. Par contre, il devait décider une fois pour toutes s’il retentait le coup dans l’ouest. Après tout, qu’est-ce qu’il avait à perdre? Son frère l’avait fait, lui, il y a déjà plusieurs années. Son grand frère s’était rendu là-bas tout seul, par ses propres moyens et s’était très bien débrouillé. Alors pour lui, c’était un jeu d’enfant! Son frère était déjà là-bas à l’attendre et il ne demandait pas mieux que de l’héberger! Cerise par-dessus le gâteau : il avait de bonnes chances d’avoir en arrivant un emploi en ébénisterie là-bas. Alors, au fond, avait-il vraiment à perdre?

Pourtant, oui. Il le croyait. Après tout, n’avait-il pas déjà tenté le coup en 2008? Il était revenu certes pour sa blonde de l’époque et pour compléter son cours à l’école, mais aussi parce qu’il n’en pouvait plus de l’anglais, des chantiers de construction et de cette étrange impression de repartir de rien. Sans doute que son frère était reparti de rien en Alberta. Mais aujourd’hui, il ne déménageait plus depuis déjà un moment, avait un emploi stable et terminait de payer sa voiture. Ses choses allaient bien. Il achevait même un cours en charpenterie et menuiserie. Le petit frère, lui, avait déménagé quatre fois en quelque deux ans. S’il désirait quelque chose par-dessus tout, ça devait bien être un peu de stabilité… Alors, allait-il le faire simplement pour le trip? Pour avoir une expérience de vie? Encore là, le trip, juste pour savoir ce que c’était, il l’avait fait en 2008.

Et il y avait le fait de retourner travailler dans son domaine au lieu d’être dans un entrepôt. Pour sûr, c’était tentant! Il n’avait pas étudié pour apprendre à fabriquer des meubles, pour finir à effectuer des commandes… Par contre, il savait très bien que son dernier essai en ébénisterie, aussi long avait-il été, s’était conclu par un lamentable échec. Sans parler de l’énorme remise en question que tout cela avait engendrée. Mais refaire un essai à Québec dans une usine de meubles comportait au moins cent fois moins d’aspects à gérer. À commencer par un déménagement de plus. Et puis, à Québec, si après ce nouvel essai, il décidait de changer de domaine, l’inscription à l’école allait être bien plus simple. Suivre un cours à Calgary ne l’emballait pas vraiment. Pas plus que de se trouver un emploi étudiant dans une autre langue.

Alors, que devait-il faire? C’était une question si simple, mais en même temps… Devait-il faire comme son frère en 2007? Et comme il l’avait lui-même fait en 2008? Devait-il sauter les pieds dans le vide sans se soucier de ce qui allait arriver? Et si, dans ce cas-ci, la chute se révélait mortelle?

22 et un vœu

L’ambiance était plutôt à la fête. La vieille cuisine familiale de la maison de sa mère avait quelque chose de chaleureux et de réconfortant. Surtout quand il s’y retrouvait avec ses deux frères. D’autant plus qu’à l’extérieur, malgré que le mois de mai était bien entamé, il semblait faire très froid avec ces cordes qui tombaient. La maison dans laquelle il avait grandi n’avait pas beaucoup changé depuis qu’il n’y habitait plus. Tous les meubles et tous les objets étaient à leurs endroits respectifs et ça ne manquait pas de lui rappeler tant de souvenirs. C’était sa famille la plus proche et il l’adorait. Il la voyait beaucoup moins souvent maintenant que le plus vieux avait sa maison, l’autre un condo et lui, son propre appartement. Ce soir-là, son père n’était pas présent. Évidemment, faire le voyage depuis Miami seulement pour le souper de fête de son fils cadet ne devait pas vraiment lui tenter, surtout s’il devait passer une soirée complète avec son ex-épouse et, sans doute, dormir dans la même maison.. Bien que ses parents s’étaient récemment séparés, ils étaient restés en bons termes. Et puis après tout, Jo pouvait bien comprendre ça. À 22 ans, on n’était plus vraiment un enfant.

Le fait que les trois enfants aient quitté la maison n’avait pas ébranlé la tradition familiale. On soulignait chaque fête par un souper en famille couronné d’un gâteau. Cette année, la mère de Jo était en avance. Bien qu’il allait seulement vieillir à la fin de mai, c’était aujourd’hui qu’ils se réunissaient. Jo ne se souvenait pas du dernier printemps qui avait été autant pluvieux que celui-ci. Une averse comme celle-là, on en voyait rarement un huit mai. Enfin arriva le moment de la soirée. Jo replaçait sa queue de cheval qui longeait son dos lorsqu’il entendit sa mère sortir du couloir en lui chantant Bonne fête. Il écouta ses deux frères ainsi que sa mère chanter à l’unisson jusqu’à ce qu’elle dépose enfin l’énorme gâteau devant lui. Il remarqua que les deux grosses bougies en forme de 2 étaient d’un rouge éclatant. Sa mère lui lança d’un ton joyeux : « Vas-y, fais un vœu! » Automatiquement, ce fut la première pensée qui jaillit dans l’esprit de Jo. Il la récita clairement dans son esprit, comme s’il avait cru à ces idioties. Puis, il prit une bonne respiration et souffla. Presque instantanément, les deux bougies s’éteignirent et le noir envahit l’espace. Les voix de sa mère et de ses deux frères, qui avaient été il y a quelques secondes si près, semblaient maintenant extrêmement lointaines.

Jo plongea sa main dans sa poche et sortit le briquet qu’il gardait avec lui pour allumer ses cigarettes. Il se leva. Devant lui, à environ quatre mètres, trois portes se dressaient. Environ un pied de distance les séparait les unes des autres, mais il ne semblait pas avoir de mur. Tout ça avait un lien avec son souhait, il en était certain. La seule chose qu’il voulait, tout ce qu’il désirait le plus au monde, c’était de savoir ce qu’il allait faire de sa vie. Il voulait que sa vie se place et qu’il commence à lui rester de l’argent dans les poches à la fin du mois. Avoir deux emplois au salaire minimum ne le menait pas à grand chose et il était sur le point de devenir fou. Durant tout ce temps, tout ce qu’il avait gagné, c’était des impôts supplémentaires à payer. Et tout ça était d’autant plus douloureux qu’il avait vu ses deux frères traverser le même moment un peu flou dans leur vie. Toutefois, ce qui faisait mal, c’était qu’ils avaient vécu cette phase alors qu’ils avaient 20 ans. À 22, ils travaillaient déjà dans le domaine qui les passionnaient tant. Et tous ces gens à qui Jo parlait qui étaient maintenant à l’université et dont le plan de carrière était déjà planifié! Pendant ce temps, Jo travaillait toujours au salaire minimum et ne savait pas vers quoi il s’enlignait… Oui, il avait bien terminé un cours en formation professionnelle, mais avait beaucoup plus de misère à conserver un emploi dans ce domaine. Il avança vers la première des trois portes. Réessayer dans son domaine, la soudure? Même si, de toute évidence, ses habiletés dans ce domaine semblaient discutables? Peut-être. Avant d’abandonner, il devait être absolument certain que ce n’était pas un domaine qui lui tenait assez à cœur pour qu’il y fasse carrière.

Il tourna les talons et se mit à regarder la seconde porte. Il faisait toujours très noir, mais ses yeux s’y étaient habitués et il pouvait maintenant distinguer beaucoup de détails autour de lui. Il n’avait toujours pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait et encore moins de la façon dont les portes faisaient pour rester debout comme ça par elles-même. La porte du milieu était identique à la première. L’emprunter était aussi tentant. Il pouvait aussi travailler le plus possible cette année, peu importe où, avant de retourner à l’école à l’automne ou à l’hiver. Après tout, le problème était peut-être qu’il n’avait pas trouvé quelque chose qu’il aimait vraiment faire! Enfin, il passa entre la deuxième et la dernière porte. Puis, il repassa de l’autre côté pour regarder celle-ci de face. Elle aussi était identique aux autres. Il resta un long moment devant elle à la fixer. Il ne savait pas trop quoi penser du dernier choix qui s’offrait à lui. S’il continuait de ne rien tenter, c’était ce choix qui allait s’imposer de lui-même. Et sans doute que le statu-quo n’était pas la bonne solution. Il pouvait aussi choisir cette option, après avoir pesé le pour et le contre. Pourtant, il sentait bien ne pas avoir envie de travailler dans un entrepôt toute sa vie. Et puis, même si c’était un emploi qui pouvait être agréable, même à long terme, il n’arriverait jamais financièrement. À moins que son salaire fasse un saut impressionnant dans les prochains mois, ce qui était assez improbable.

Son but n’était pas de gagner le plus d’argent possible, il voulait seulement arriver financièrement. Son but n’était pas non plus de travailler six jours par semaine. Avoir un emploi qu’il allait vraiment apprécier, était-ce vraiment trop demander? Avoir un emploi qu’il allait assez aimer pour qu’il ait envie de persévérer et d’y mettre tous les efforts imaginables pour s’améliorer, était-ce vraiment trop demander? Incroyable. Jo venait de fêter ses 22 ans et tout ce qu’il voulait pour sa fête, c’était que ce maudit sentiment de stagnation s’en aille. Jo avait seulement envie d’avancer un peu.

L’homme invisible

Il accéléra le pas et tourna le coin. Ça y était. Enfin. Dans ce corridor, il n’y avait plus de cases, donc plus d’étudiants pour l’attaquer de nouveau. Il était à bout. Au moins, la journée tirait à sa fin. Le problème, c’était qu’il allait sans doute revivre encore une journée similaire demain. Il en était certain et pour cause : pour lui, toutes les journées de l’année scolaire se résumaient à ses mêmes déprimants événements qui se répétaient jour après jour. Il avait beau n’avoir que seize ans, il détestait cette école. Il détestait tous ces professeurs qui faisaient tout leur possible pour le soutenir et l’encourager. Pour lui, tous ces efforts étaient vains, évidemment. Il ne voulait pas que les professeurs l’encouragent à tenir bon. Il voulait que tout cela cesse! Il détestait tout autant ce psychologue que ses parents le forçaient à voir deux fois par semaine. Ils n’avaient rien à se dire. Pourquoi aurait-il eu envie de parler du fait qu’il était attiré vers les autres garçons de l’école avec un pur inconnu? Et surtout, il détestait tous ces élèves qui le martyrisaient jour après jour.

Il en était à sa deuxième année dans cette polyvalente. À son arrivée, bien que personne ne le connaissait, les choses n’avaient pas mis beaucoup de temps à se détériorer. Les rumeurs n’avaient pas eu besoin de beaucoup de temps pour se répandre. Il était maintenant en secondaire quatre et n’avait qu’un véritable ami. Il étudiait dans ce qui l’intéressait, l’informatique, mais les attaques incessantes le démotivaient. Autant il avait été enthousiaste à l’idée de poursuivre son apprentissage dans ce qu’il adorait, autant tout ça avait perdu presque toute son importance à présent. Plus grand chose ne pouvait lui remonter le moral ces temps-ci. Comment allait-il faire pour endurer cela encore plus d’un an?

Celui que tout le monde appelait Fecteau descendit les marches en courant. Il y avait cinq minutes que la cloche avait sonnée et pendant le court laps de temps qu’il avait passé à sa case, ses collègues lui avaient lancé des pointes gratuites. Son but était donc de sortir de l’école le plus vite possible. Il n’avait pas envie d’en endurer plus aujourd’hui. Il n’appréciait pas tant que ça d’être chez ses parents qui se chicanaient souvent, mais au moins personne ne lui lançait des insultes. Lorsqu’il sortit dehors, il soupira de soulagement. Une petite brise lui fouetta le visage et le rafraîchit. Le printemps n’avait pas mis beaucoup de temps à s’installer. On était rendu à la mi-mars et son manteau d’hiver n’était déjà plus nécessaire. Chaque jour, ça devait bien être le moment où il se sentait le mieux. Aucun autre élève n’empruntait ce chemin et son meilleur ami partait en vélo dans une autre direction. Le seul moment dans la journée où il ne s’occupait de personne et faisait le vide, où il pouvait être seul et réfléchir.

Lorsque Fecteau ouvrit la porte le lendemain matin pour entrer dans l’école, il ne put s’empêcher de lâcher un soupir de découragement. Courage, une journée et ensuite la paix pour la fin de semaine! Il marcha d’un pas rapide, il était nerveux. Jetant des coups d’œil partout autour de lui, il prit la direction des casiers. Il n’avait pas envie de se faire insulter dès son entrée. Il avait presque atteint son casier quand l’espoir de s’en tirer sans moqueries le quitta. Il saisit son cadenas et essaya de faire le code, mais il resta immobile malgré lui. Un peu comme s’il avait été hypnotisé. Malheureusement, il le savait, il ne bougeait plus parce qu’il était pratiquement pétrifié. Il avait reconnu cette voix grave l’interpeller. C’était celui qu’il détestait le plus au monde et il n’avait pas la force de l’affronter. Pas en ce moment. Il savait déjà quel était son cours. Sans répondre au gars, Fecteau ramassa tous ses livres et referma la case. Lorsqu’il repartit, il se mit à marcher encore plus rapidement que lorsqu’il était entré. L’autre le suivait et cherchait à le ridiculiser en public.

Malgré les croyances populaires, il n’avait jamais été capable de s’habituer. Les insultes que le gars criait un peu plus loin en arrière, en ce vendredi matin, faisaient aussi mal que la première insulte qu’il avait reçu en septembre de l’année précédente. Il n’en pouvait plus. Bien que tous les gens croyaient qu’à la longue on pouvait s’habituer à se faire insulter, Fecteau n’en avait jamais été capable. Il tourna à droite pour s’engouffrer dans un corridor donnant accès à plusieurs salles de classe. François retint son souffle lorsqu’il vit le gars passer à toute allure. À présent, il avait l’air furieux seulement parce qu’il avait envie de l’insulter et que ça ne semblait pas atteindre Fecteau. Alors, lorsque le gars fut un peu plus loin, François Fecteau se laissa tomber sur le sol et s’adossa sur le mur. Sans crier gare, sa respiration devint plus saccadée et des larmes se mirent à couler le long de ses joues. Il aurait tout donné et tout sacrifié pour devenir l’homme invisible. 

Rien

Encore une journée à travailler dans ce garage dont il n’avait rien à faire. Les tâches à accomplir étaient redondantes et vraiment sans intérêt. La saison du changement de pneus était celle qu’il détestait le plus. Passer ses journées à changer des pneus sur des véhicules était pour le moins assez ennuyant lorsqu’on avait l’habitude de remonter un Mustang 1975, y compris le moteur. Au moins, ses journées passaient rapidement, car il restait dans sa bulle et ça lui permettait de réfléchir. Non, en fait, cette journée qui tirait à sa fin avait passé assez rapidement : il n’avait pas cessé de penser à ce que cette fille lui avait dit la veille. Cette fille qui, sans le savoir, avait embelli sa journée simplement en passant chez lui pour lui dire bonjour au cours de la semaine précédente. Aujourd’hui, alors qu’il avait travaillé sans arrêt dans ce petit garage de quartier, il s’était rendu compte que tous les moments qu’il passait avec elle passaient toujours à la vitesse de l’éclair. De plus, il n’avait pas arrêté de la revoir sourire et rire aux éclats, son beau visage entouré de ses magnifiques cheveux blonds. Devait-il ne rien dire?

Mais qu’est-ce que le jeune homme risquait réellement en décidant de parler à son amie? Il voulait simplement lui dire qu’il s’était mit à penser plus souvent à elle, après tout. Allait-il perdre l’amitié qui les liait? C’était absurde. Il se connaissait assez bien pour savoir qu’ils resteraient amis si jamais ça ne fonctionnait pas. Il avait même des preuves à l’appui. Il parlait toujours à plusieurs de ses anciennes conquêtes. De plus, si jamais elle n’était pas intéressée à tenter le coup, ils n’auraient toujours rien perdu de cette complicité entre amis. De toute évidence, il n’avait rien à perdre.

Alors que 16 h arrivait à grands pas et qu’il allait bientôt retourner chez lui, le jeune homme de 24 ans regarda la canette vide de boisson énergétique qu’il avait bue en début d’après-midi. Il soupira. C’était une de ces journées où il aurait de loin préféré rester couché. C’était sans doute qu’il s’était couché tard la veille. N’importe quoi pour passer du temps avec elle! Après le travail, il était directement allé chercher cette jeune femme, toujours débordante d’énergie, pour qu’ils se rendent ensemble au restaurant. Ils avaient passé la soirée entière ensemble et le même sentiment incroyable de légèreté l’avait envahi chaque fois qu’il avait réussi à la faire rire. Chaque fois que cette émotion l’avait gagné, il s’était efforcé d’apprécier pleinement ce moment et il aurait donné cher pour que cette soirée à marcher en ville ne se termine jamais. Pas parce qu’il était amoureux d’elle par-dessus la tête, mais simplement parce qu’il adorait être avec elle et surtout parce que, lorsqu’il était avec elle, plus rien n’avait d’importance.

La fin de la soirée avait passé encore plus vite! Pas une fois il n’avait pensé à ses problèmes au cours de la soirée. C’était sans doute une des seules personnes au monde capable de lui faire oublier tous ses tracas quotidiens. Il n’avait jamais été très doué avec les filles et lorsqu’il était question de savoir ce qu’il éprouvait, les choses n’allaient pas en s’améliorant. Pourtant, qu’est-ce qui comptait réellement? Il appréciait tout le temps qu’il passait avec elle. N’était ce pas suffisant? Devait-il vraiment se poser toutes ces questions? Sans doute qu’au fond, l’important, c’était que ça ne coûtait rien d’essayer.

Lorsqu’il embarqua dans son vieux pick-up tout rouillé, il passa presque cinq minutes à penser à toutes les fois où cette belle étudiante lui avait lancé un défi. La fois où ils avaient fait de la moto-marine ensemble était assez dure à oublier, presque autant que la fois où ils avait fait du mush. Elle semblait avoir un don pour lui faire faire n’importe quoi. Lui refuser quelque chose et risquer de la décevoir était sans aucun doute au-dessus de ses forces. Ne pas sourire lorsqu’ils étaient ensemble était au-dessus de ses forces aussi et il ne se souvenait pas que ce soit déjà arrivé. Celui qui était mécanicien depuis déjà quelques années regarda l’heure qu’indiquait le cadran lorsqu’il démarra son tas de ferraille. Il se sentit soudain libéré d’un poids énorme. Il venait de prendre sa décision. Le soleil était rayonnant et l’homme au crâne rasé se dit qu’il avait encore du temps devant lui pour travailler sur son mustang chez son père, surtout avec cette impression d’invincibilité et d’insouciance qui venait de l’envahir. Sa décision venait d’être prise et était irrévocable parce qu’au fond, comme lui avait un jour dit une magnifique fille : qui ne tente pas n’a rien!