Le marchand de sable

Depuis combien de temps cet homme vivait-il seul avec autant de rage contenue en lui? Il préférait ne pas y penser. Sa vie avait pourtant bien démarré. Il venait de décrocher son emploi en comptabilité. Il ne devait pas avoir beaucoup plus que 27 ou 28 ans. Lorsque la femme de sa vie était tombée enceinte, il s’était rapidement acheté une maison. Il se remémora ces étapes jusqu’au jour où il avait tout perdu. Après être sorti de sa dépression et après des années de séances avec un psychologue qui était d’ailleurs devenu un ami, il avait tout au plus réussi à vivre avec cette réalité. Par contre, il ne l’acceptait toujours pas. Il avait conservé son emploi, avait vendu sa maison et commencé une nouvelle vie dans un condo. Avec le temps, cette nouvelle vie était apparue comme étant inévitable s’il voulait s’en sortir. Il avait tout vendu de son ancienne vie. Il n’allait jamais réussir à oublier sa femme et sa fille de quatre ans de toute façon. Alors, il préférait se débarrasser du plus d’objets possible qui leur avaient appartenu. L’homme avait maintenant 42 ans et il n’allait jamais oublier non plus cet homme d’environ 25 ans qui avait pris, de toute évidence, un malin plaisir à enlever la vie à sa femme et à sa fille. Et dire qu’il n’avait jamais été condamné… Mais tout ça allait bientôt changer.

La plupart du temps, Dan passait beaucoup de ses soirées à écouter des films qu’il louait au club vidéo du coin. Il n’avait presque pas d’amis, à part celui qu’il avait rencontré peu après le début de cet interminable procès qui avait laissé tout le monde sur sa faim. Son psychologue, Gilles, était devenu un de ses plus proches amis. Ils allaient régulièrement siroter des cafés. Il n’avait plus de rendez-vous pour des séances de consultation, mais ils étaient tout de même restés en contact. Rencontrer de nouvelles femmes ne le tentait pas non plus. Pour lui, il allait n’y avoir qu’une seule femme dans sa vie. Il avait rencontré Nathalie à l’université et, à présent, le seul endroit où il pouvait aller la voir était au cimetière. Il n’avait pas envie de la remplacer. Il allait souvent à son club vidéo à pied. Sur le chemin, il passait à travers un terrain de jeux. À coup sûr, lorsqu’il voyait tous ces parents jouer avec leurs jeunes enfants, son cœur se serrait. Le sourire et la joie de vivre de sa petite Amélie lui manquait tellement. La petite qui avait les cheveux blonds comme sa mère n’avait jamais eu d’égal pour réussir à faire éclater de rire son père.

Il n’avait pas envie de se demander depuis combien de temps il souffrait. Les années étaient longues, monotones et se ressemblaient. Il était toujours bien vivant mais, à l’intérieur, si on considérait sa joie de vivre complètement absente, il était mort. Il ne croyait pas que quelque chose un jour puisse vraiment lui remonter le moral. La preuve : il avait récemment obtenu une promotion à son travail. S’étant plutôt renfermé sur lui-même lorsque le drame était survenu, il était beaucoup plus concentré lorsqu’il travaillait et beaucoup plus dans sa bulle. Tout ça faisait en sorte qu’il excellait et était beaucoup plus productif que les autres. Une promotion s’était donc offerte à lui. Il avait passé beaucoup de temps à assister au procès. L’accusé, un jeune étudiant qui habitait toujours chez ses parents au moment des faits, avait attaqué la famille de Dan pour se faire un peu d’argent. La défense avait d’ailleurs su prouver que c’était pour se procurer des stupéfiants. L’attaque avait mal tourné et le jeune homme paniqué avait agi sur un coup de tête avant de s’enfuir. Dan n’avait jamais été capable de l’oublier. Depuis le jour où il avait été déclaré non coupable, faute de preuves, le nom du fautif était gravé dans l’esprit du comptable et depuis plusieurs mois, ce dernier le suivait et l’étudiait. Après une cure de désintoxication, il était de retour sur les bancs d’école pour apprendre un métier et vivait seul dans un deux et demi. Lui aussi semblait assez renfermé sur lui-même. Depuis environ une semaine, tout était prêt. Tout était sur le point de changer. La sentence allait tomber.

Il n’avait pas l’habitude de faire tout ça. Internet lui avait donné une multitude de précieux conseils et il prévoyait les appliquer à la lettre. Habillé tout en noir, lorsqu’il sortit, la fraîcheur de cette nuit de septembre le surprit. Il allait marcher un long moment, mais ça lui était égal. Il se dirigea sans trop hésiter vers le bloc appartement dans lequel le tueur habitait. Le temps passa et il se mit à pleuvoir un peu. L’homme accéléra le pas et se centra sur son objectif. Il s’était écoulé un peu moins d’une heure lorsque la vielle bâtisse en brique industrielle se dressa devant lui. Il devait être environ une heure du matin lorsque l’homme s’engouffra dans le portique du bloc. Il savait que celui qu’il allait voir allait être en train de dormir. Il avait des cours le lendemain matin et avait l’air assez sérieux dans ses démarches scolaires. Plus qu’avant sa désintox, en tout cas. Dan mit de longues minutes pour réussir à déverrouiller la porte lui permettant d’accéder à la cage d’escaliers. Une fois cette étape franchie, il monta lentement et silencieusement les marches jusqu’à l’appartement numéro quatre. Il recommença prudemment la même opération. Enfin, il entra lentement dans ce qui devait être la minuscule cuisine donnant sur le minuscule salon. Il referma la porte sans faire de bruit. La porte de la chambre était entrouverte. Il poussa dessus et vérifia si l’homme semblait endormi. Bien que la réponse semblait négative, il n’en fut pas vraiment affecté. Ne pas avoir à le réveiller lui était égal. La silhouette étendue sur le lit se redressa lentement. Dan sourit lorsqu’il l’entendit lâcher un petit cri de surprise. Il se mit ensuite à avancer. Ce fut l’assassin de la famille de Dan qui ouvrit d’abord la bouche pour briser ce lourd silence.

– Je sais qui tu es. Je te reconnais, mais pitié… j’ai changé… je me suis repris en main. Je ne suis plus le même.

– Alors, tu penses que tu ne mérites pas ce que je vais te faire parce que tu as changé? Théorie intéressante. Tu as demandé à ma femme si elle avait changé avant de lui tirer dans le ventre?

– Je regrette ce que j’ai fait. Chaque nuit, les remords me rongent de l’intérieur. Ça m’empêche de dormir. Jamais je recommencerai. J’ai compris que c’était une erreur. Ne fais pas la même que moi.

– Pauvre toi. Tu as de la difficulté à dormir. C’est drôle. Moi aussi. Je ne sais pas trop comment je vais régler mon problème d’insomnie, mais je crois bien pouvoir régler le tien. En fait, je passe des nuits blanches depuis le jour où tu es entré dans ma vie et je ne suis pas trop certain d’avoir envie d’écouter les conseils d’un gars dans ton genre. Je suis les lois depuis 42 ans et aujourd’hui, je me demande ce que ça m’a apporté de bon. Le jour où tu es entré dans ma vie, j’ai tout perdu et j’ai eu l’impression de mourir.

Lorsque le silence revint, le jeune homme dans son lit avait l’air pétrifié. Il était mort de peur, ça se voyait facilement dans ses yeux. Il savait que le comptable irait jusqu’au bout. Il n’avait plus rien à perdre. Sans dire un mot, Daniel sortit un couteau de ses poches et tira délicatement sur la lame refermée sur le manche pour l’ouvrir. L’étudiant en soudure remarqua que l’homme devant lui portait des gants. Il semblait bien préparé. L’ancien père de famille plongea ses yeux dans ceux de sa victime et lâcha simplement : « Réjouis-toi, pour toi ce soir, le marchand de sable est passé! Je ne crois pas pouvoir dormir, moi, cette nuit! » Puis, d’un coup sec rempli de toute cette rage enfouie en lui depuis des années, le couteau s’enfonça dans le ventre du jeune homme.

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