Le roi des égoïstes

L’homme, début cinquantaine, se mit à fixer cette tombe. Il faisait très chaud. La canicule qui faisait rage en ce mois de juillet ne démordait pas. D’ailleurs, les occasions où l’homme se promenait en chemise le soir étaient rares. Une veste aurait été intolérable. Sans qu’il s’en rende compte, ses poings se refermèrent. Regarder la tombe de son fils de 25 ans qui était en pleine santé le rendait fou de rage.

Il ne s’était pas présenté aux funérailles. Cela n’avait pas manqué d’offusquer sa femme, la mère de son fils. Pourtant, ça lui était égal. Il avait beau avoir essayé à de nombreuses reprises de comprendre ce qui avait poussé son fils à poser ce geste, il n’y arrivait pas. Il souriait chaque fois que quelqu’un lui disait : « Oui, mais il faut le comprendre, il était dans une passe difficile. » À croire que c’était le seul être humain à vivre une mauvaise période dans sa vie. Comme si lui, il l’avait eu facile. Il avait eu son fils jeune et il avait passé des années à vivre avec très peu d’argent.

Ce qui lui faisait le plus mal, au fond, c’était que son fils, Zack, n’était plus là pour voir la peine qu’il avait créé. Ce n’était pas le machiniste dans la vingtaine qui voyait sa mère, ses deux frères et ses amis pleurer chaque jour. Il avait un peu fermé les livres, sans trop se soucier des conséquences. Gilles, par contre, vivait avec sa femme et il ne l’avait jamais vu autant dévastée. Une des raisons, bien que pour le vieil homme elle n’était pas valable, avait été la rupture de son fils avec sa flamme des dernières années. Il avait eu, la journée même, des nouvelles de cette jeune femme. C’était prévisible, certes, mais elle se sentait responsable. Comment faire autrement? C’est elle qui avait mis fin à la relation. Même si tout le monde savait que c’était la décision qui s’imposait, elle se sentait inévitablement responsable. Aux dernières nouvelles, elle ne dormait plus la nuit, n’allait plus travailler et buvait beaucoup plus qu’à l’habitude, mais Zack n’était pas là pour assister à tout ça.

Les trois amis les plus proches de Zack avaient aussi passé beaucoup de temps, ces derniers jours, à la maison. Ils passaient beaucoup de temps avec la mère du jeune homme. Ils ne réalisaient toujours pas. Tout simplement. Ils avaient tous passé beaucoup de temps avec le machiniste dans les derniers mois. Ils s’étaient tous assurés d’être là pour lui, car tous savaient qu’il vivait un moment difficile. Pourtant, Zack avait préféré faire à sa tête et n’avait pas pensé aux autres. De toute évidence, ses problèmes personnels passaient avant ses amis et sa famille. Ses amis avaient beau essayer de ne pas être affectés, la douleur revenait sans cesse.

Le vieux garagiste aux cheveux grisonnants se mit à lire la gravure dans le marbre. La phrase classique. Des larmes se mirent à couler sur ses joues. Pour la première fois depuis qu’il avait appris la nouvelle, l’homme se mit à pleurer. Comme un enfant. Il avait regardé pleurer un tas de personnes ces jours-ci, mais il n’avait pas encore pleuré la mort de son fils. Il lui en voulait encore trop. Y avait-il vraiment une raison valable pour en arriver là? Y avait-il un seul événement qui puisse arriver dans la vie de quelqu’un pour justifier d’oublier toutes les années à venir? Il n’en croyait rien. L’homme qui avait passé les 23 dernières années dans un garage pleurait son fils, certes, mais il ne lui pardonnerait pas de sitôt. Il n’avait pas inculqué ce genre de valeurs à son fils et ça lui déchirait les entrailles qu’il ait agi de la sorte. Il avait vraiment agi comme le roi des égoïstes. 

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