Les pieds dans le vide

Il neigeait à plein ciel lorsque le gars jeta un premier coup d’oeil dans l’énorme vide auquel il faisait face. Il avait besoin de se vider la tête, de réfléchir, de se concentrer pour pouvoir mieux faire la part des choses. L’énorme cigare qu’il fumait le détendait. Il avait marché un long moment dans la forêt. Ses souliers, ses vêtements, ses lunettes ainsi que ses cheveux étaient détrempés. Il inspira une fois de plus le cigare et émit un long soupir. Vue d’ici, sa ville était magnifique. Le gars de presque 22 ans se mit à contempler tous ces gratte-ciels et toutes ces lumières. Par-dessus tout, c’était son endroit préféré. Il s’y était rendu moins souvent au cours de la dernière année, faute de temps, mais il le regrettait. Les rares bruits qu’on pouvait entendre étaient les moteurs lointains des voitures… Parfait… La tranquilité…. Tout ce dont il avait besoin. Il faisait environ moins dix degrés et il était détrempé de la tête aux pieds, mais il était content de se retrouver avec lui-même.

Pour la deuxième fois, l’homme se risqua à regarder au bas de la falaise. Elle était énorme. Au moins une cinquantaine de pieds. Il ne se posait même pas la question. La chute serait de toute évidence mortelle. Par chance, il n’avait aucune envie suicidaire pour l’instant. Par contre, il devait décider une fois pour toutes s’il retentait le coup dans l’ouest. Après tout, qu’est-ce qu’il avait à perdre? Son frère l’avait fait, lui, il y a déjà plusieurs années. Son grand frère s’était rendu là-bas tout seul, par ses propres moyens et s’était très bien débrouillé. Alors pour lui, c’était un jeu d’enfant! Son frère était déjà là-bas à l’attendre et il ne demandait pas mieux que de l’héberger! Cerise par-dessus le gâteau : il avait de bonnes chances d’avoir en arrivant un emploi en ébénisterie là-bas. Alors, au fond, avait-il vraiment à perdre?

Pourtant, oui. Il le croyait. Après tout, n’avait-il pas déjà tenté le coup en 2008? Il était revenu certes pour sa blonde de l’époque et pour compléter son cours à l’école, mais aussi parce qu’il n’en pouvait plus de l’anglais, des chantiers de construction et de cette étrange impression de repartir de rien. Sans doute que son frère était reparti de rien en Alberta. Mais aujourd’hui, il ne déménageait plus depuis déjà un moment, avait un emploi stable et terminait de payer sa voiture. Ses choses allaient bien. Il achevait même un cours en charpenterie et menuiserie. Le petit frère, lui, avait déménagé quatre fois en quelque deux ans. S’il désirait quelque chose par-dessus tout, ça devait bien être un peu de stabilité… Alors, allait-il le faire simplement pour le trip? Pour avoir une expérience de vie? Encore là, le trip, juste pour savoir ce que c’était, il l’avait fait en 2008.

Et il y avait le fait de retourner travailler dans son domaine au lieu d’être dans un entrepôt. Pour sûr, c’était tentant! Il n’avait pas étudié pour apprendre à fabriquer des meubles, pour finir à effectuer des commandes… Par contre, il savait très bien que son dernier essai en ébénisterie, aussi long avait-il été, s’était conclu par un lamentable échec. Sans parler de l’énorme remise en question que tout cela avait engendrée. Mais refaire un essai à Québec dans une usine de meubles comportait au moins cent fois moins d’aspects à gérer. À commencer par un déménagement de plus. Et puis, à Québec, si après ce nouvel essai, il décidait de changer de domaine, l’inscription à l’école allait être bien plus simple. Suivre un cours à Calgary ne l’emballait pas vraiment. Pas plus que de se trouver un emploi étudiant dans une autre langue.

Alors, que devait-il faire? C’était une question si simple, mais en même temps… Devait-il faire comme son frère en 2007? Et comme il l’avait lui-même fait en 2008? Devait-il sauter les pieds dans le vide sans se soucier de ce qui allait arriver? Et si, dans ce cas-ci, la chute se révélait mortelle?

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